
Photographe : Ulf Andersen
« Je cherche avant tout l’intériorité »
Nous avons rencontré Eugène Green le 4 avril 2023 au festival du moyen-métrage de Brive où nous étions allés accompagner la diffusion de Poitiers de Jérôme Reybaud, co-produit par l’AMPAR. Il y présentait son dernier film, Le mur des morts. Il nous a gentiment accordé un créneau de 2 heures au milieu de son emploi du temps assez chargé. Entretien avec un cinéaste singulier, passionné de cinéma, et qui a un goût pour les langues.
UN PARCOURS EN SIX LIEUX
Corentin : Pourriez-vous résumer votre parcours en quatre ou cinq lieux emblématiques ?
Eugène Green : Les lieux sont très importants pour moi. Le cinéma c’est justement en grande partie créer un espace sur la pellicule par rapport à un lieu. Mais je ne sais pas si je pourrais résumer mon parcours en quatre ou cinq lieux.
Corentin : Ou un peu plus ou un peu moins ?
Eugène Green : Ce serait un peu plus. Comme on sait je suis né à la Nouvelle-York, ça n’a pas d’importance pour moi sauf comme un non-lieu, c’est-à-dire que je savais que ce qui m’entourait, ce n’était pas la réalité. Ce que j’appelle la Barbarie, ce n’était pas une réalité. Donc ma vie devait être une quête pour trouver la réalité. Si je devais naitre en Barbarie, c’était bien que je sois né à la Nouvelle-York, parce que je pouvais y voir des films. C’était le seul endroit en Barbarie où l’on pouvait voir les films européens de l’époque, et c’était la grande époque du cinéma européen et même mondial. Il n’y avait pas trop de films asiatiques, que j’ai découverts, même les grands classiques japonais, à Paris. Mais il y avait les films de tous les grands réalisateurs européens. Donc ça c’est un lieu.
À onze ans j’ai décidé que je quitterais la Barbarie, mais à onze ans ce n’était pas possible, donc c’était un peu plus tard, j’avais vingt ans quand je suis parti. Ensuite, j’ai passé un an à Munich, mais disons que ça ne m’a pas marqué. Si, peut-être qu’intérieurement ça m’a marqué, car la ville revient dans certaines de mes œuvres, mais ce n’est pas un lieu central de ma vie.
Ensuite je suis arrivé à Paris. Paris effectivement c’est un lieu, c’est la capitale de la France et c’est un lieu capital pour moi. Mais avant même de venir à Paris j’ai découvert l’Italie, et l’Italie aussi a joué un grand rôle dans ma vie. En fait les œuvres d’art qu’on trouve en Italie ont formé un peu mon regard, et puis la vie qu’on trouvait en Italie, surtout il y a cinquante ans (parce que ça a beaucoup changé depuis) c’était la vraie vie. Du coup ça m’a beaucoup marqué.
J’ai aussi été marqué par Prague et la culture tchèque, car l’année où j’étais à Munich, j’étais constamment en contact avec de jeunes Tchèques de mon âge qui s’étaient exilés en août 1968 à cause de l’invasion russe… qui se répète de nos jours dans un autre pays. Pour moi, Prague est, plus que Munich, un symbole de la culture de l’Europe centrale, qui est importante pour moi, tout comme la culture des pays latins.
Si je devais choisir deux derniers lieux, ce serait plutôt un retour à l’Atlantique, qui m’avait marqué enfant, parce que quand j’étais très petit, je voyais l’Atlantique des fenêtres de l’appartement qu’on habitait, et ces deux pays qui ont un rapport avec l’Atlantique sont le Portugal et le Pays basque. Dans les deux cas c’est un petit peuple européen qui a une culture très originale. Je trouve que la culture européenne, c’est un tout, mais composé d’unités particulières, et c’est peut-être dans ces petits pays qu’on voit le mieux le rapport entre le microcosme culturel et son rapport à la grande civilisation européenne. Voilà, cela fait six lieux.
Laurence : De quelle façon Munich vous a-t-il marqué intérieurement ?
Eugène Green : Je suis né après la Seconde Guerre mondiale et c’est quelque chose dont on parlait beaucoup quand j’étais petit. Je pense que d’une manière générale tout ce qui précède sa propre naissance c’est de l’histoire ancienne, surtout quand on est enfant, on n’a pas un rapport direct avec ça, et donc pour moi c’était quelque chose dans le passé. Quand je suis arrivé à Munich, j’ai senti très fortement, et à Prague aussi, que la période de la guerre était encore très présente. D’abord à Munich en 1968, au moins la moitié des personnes que je voyais, c’étaient des gens qui avaient vécu la Seconde Guerre mondiale dans des rôles différents. Et j’ai aussi ressenti un très fort malaise par rapport au sujet, des non-dits. À Munich, dès qu’on évoquait cette époque, surtout avec des gens qui l’avaient vécue, mais même avec des gens de mon âge, parce que c’étaient les enfants des gens qui l’avaient vécue, on commençait à marcher sur des œufs : les gens ne voulaient pas en parler, ou ils en parlaient en termes très… c’était une sorte de langue de bois en fait, c’étaient des termes préétablis qui permettaient de parler sans rien dire, et c’est quelque chose qui m’a mis très mal à l’aise : je me suis rendu compte à quel point ça faisait partie de mon vécu, même si je ne l’avais pas vécu. Ça ne faisait pas partie des années de ma vie, mais ça faisait quand même partie de mon vécu, et ça revient surtout dans mes romans ou dans les fictions plus courtes que j’ai écrites. D’une certaine façon, même dans Le mur des morts où le sujet, c’est la Première Guerre mondiale, on trouve… enfin, un rapport à la guerre et à ces grandes guerres qui ont détruit la civilisation européenne.

Le mur des morts, Eugène Green, 2021
DES « BOUGEANTS » AU CINEMA
Corentin : Pour retourner un peu à votre parcours, au moment où vous avez vraiment décidé de vous concentrer sur la réalisation, on voudrait savoir en quelques mots ce que ça représentait pour vous, ce que ça signifie pour vous d’être réalisateur.
Eugène Green : Quand j’étais gamin, à partir de dix/onze ans, j’étais fasciné par le théâtre, et je voulais en écrire et éventuellement jouer, ou mettre en scène du théâtre. Mais j’ai commencé à découvrir aussi le vrai cinéma à partir de l’âge de treize ans. Avant treize ans je n’avais vu que des… je les appelle des « bougeants », c’est ma traduction de movies. Je n’avais donc vu que des « bougeants » et le « bougeant » pour moi ce n’est pas du cinéma. A treize ans, j’ai vu La Dolce Vita de Fellini et ça m’a ouvert les yeux. Peu de temps après j’ai vu Les Fraises sauvages de Bergman, et à partir de là j’ai commencé à voir de vrais films. C’était l’avantage d’être à la Nouvelle-York : je pouvais voir tous ces films en version originale avec des sous-titres en patois. Puis j’ai décidé que je voulais réaliser des films à un instant précis. C’était pendant que je regardais le Désert Rouge d’Antonioni : j’avais seize ans et je me suis dit que je voulais réaliser des films. C’était un désir au fond de moi, et chaque fois que je voyais un film qui m’impressionnait vraiment comme œuvre de cinéma, ce désir s’éveillait. J’ai décidé assez vite après mon arrivée à Paris que c’était là que j’allais rester et faire ma vie, et que le français allait devenir ma première langue. J’avais toujours cette envie de faire des films, mais je ne voyais pas par quel moyen. C’est très à la mode en ce moment de parler de « transfuges de classe ». Moi je suis un poly-transfuge : ma famille est d’origine très modeste, j’ai changé de pays, et de langue, — mais je ne trouve pas très intéressant de parler de tout ça… à moins qu’on souhaite recevoir un prix Nobel. Toutefois, je me suis rendu compte à quel point j’étais isolé à Paris. Je rencontrais des gens de mon âge, mais je n’avais aucun lien social : j’étais très loin des classes où il est facile de faire du cinéma, où il est facile de rentrer dans le monde artistique. À l’époque, dans les années 70, le seul moyen aurait été de réussir le concours de l’IDHEC (ancêtre de la FÉMIS), mais le concours de l’IDHEC à l’époque, c’était plus ou moins une épreuve de marxisme-léninisme, et je n’étais pas très fort dans cette matière. J’étais plus fort en cinéma, mais à l’époque, le cinéma n’était pas très important à l’IDHEC. Du coup j’ai renoncé à ça et je ne savais pas comment y arriver autrement. J’essayais de faire du théâtre, où c’était plus facile de réaliser des choses avec peu de moyens, et même ça c’était très difficile. J’ai donc mis un peu de côté l’idée du cinéma, mais elle restait, et chaque fois que je voyais un film qui me touchait profondément, j’avais envie d’en réaliser.



Je suis finalement parti vers ce but à partir d’un autre lieu important que je peux citer, bien que j’y aie été une seule fois, c’est Poitiers. J’avais l’idée d’écrire un roman qui se passerait à l’époque soixante-huitarde et post soixante-huitarde et qui serait inspiré, mais très librement, d’un texte de jeunesse de Flaubert qu’on a publié au XXème siècle, et qu’on appelle La première éducation sentimentale. Ça n’a aucun lien direct avec L’éducation sentimentale et c’est justement pour ça que je trouvais intéressant d’improviser quelque chose à partir de là. J’étais en tournée avec un groupe de musiciens, parce qu’à l’époque je gagnais ma vie surtout en disant des textes, avec des groupes de musiciens ou seul en scène. J’étais arrivé à Poitiers le soir, je ne sais pas pourquoi, car les musiciens n’arrivaient que le lendemain, mais j’étais tout seul à Poitiers, et je me suis dit que cette idée là, ça devait être un film.
A partir de ce moment-là, j’ai commencé à écrire le scénario de Toutes les nuits. Ma seule culture cinématographique, ma seule formation, c’était la cinéphilie, puisque je n’avais jamais fait d’école ou même d’études supérieures de cinéma. J’ai fait des études en fac mais c’était en lettres et en histoire de l’art. J’ai aussi suivi quelques cours de théorie du cinéma, mais le seul qui était intéressant c’était le cours d’Éric Rohmer. Je n’avais absolument aucune connaissance technique du cinéma. C’est juste mon œil qui avait enregistré les choses. Donc j’ai commencé à écrire un scénario où je voyais chaque plan, que je décrivais. Après, j’ai appris que c’est un péché mortel de faire ça selon les règles qu’on apprend dans les écoles de cinéma barbares. Moi j’ai indiqué tout : le cadre, la lumière, et le découpage complet sans utiliser les termes techniques, mais avec mon propre vocabulaire.
Ensuite je ne savais pas quoi faire avec ça, et on m’a dit qu’il fallait le proposer au CNC. Quand enfin j’ai trouvé le courage nécessaire pour le déposer – et l’on pouvait le faire à l’époque sans producteur – j’ai eu la chance de tomber sur une commission de gens très ouverts, dont certains avaient même vu mes spectacles de théâtre : le président était Pascal Thomas, le vice-président Jacques Rozier, et les membres Philippe Martin, Pierre Salvadori, Humbert Balsan, et Alain Bouffartigue.
J’ai miraculeusement eu l’avance sur recettes, et c’est ça qui m’a permis de devenir réalisateur. Quand je me suis enfin trouvé sur le plateau avec une équipe et des acteurs que j’avais choisis, c’était quelque chose de magique. J’ai dû apprendre certaines choses sur le tas, mais j’avais l’impression de réaliser vraiment ce pour quoi j’étais sur Terre. Cela est venu très tard dans ma vie, mais c’était l’accomplissement de mon parcours, de ce que je devais faire. On a tourné le film en 1999 et il a eu beaucoup de mal à sortir : il n’est sorti qu’en 2001. Mais ça fait vingt-quatre ans que je fais des films et ça reste, avec l’écriture, ce qu’il y a de plus essentiel pour moi.
LE TOURNAGE ET L’ÉQUIPE TECHNIQUE
Corentin : Comment avez-vous choisi les membres de votre équipe technique ? Et comment cela s’est-il passé au début de votre carrière vu que vous ne connaissiez pas forcément la fabrication du cinéma ?
Eugène Green : Comme moi je ne suis pas technicien, je me repose beaucoup sur eux, donc leurs compétences techniques sont très importantes. Mais j’attache aussi beaucoup d’importance à la personne. Sur chacun de mes tournages, les techniciens sont toujours étonnés par l’ambiance qui s’établit. J’ai besoin quand même d’une équipe d’environ 25 personnes, parce que je pense que tous les postes dans une équipe sont importants. Je n’ai pas besoin de 100 personnes comme chez les Barbares, et je ne pourrais pas travailler comme Éric Rohmer, que j’estime énormément, qui tournait avec une équipe de huit personnes, parce que je pense que chacun doit avoir des compétences spécifiques, travailler dans son domaine, et que chaque domaine est important. Je fais donc en sorte qu’on prenne le temps pour que chacun puisse faire son travail dans son domaine, même si l’on n’a jamais vraiment assez de temps pour des raisons économiques. Et puis il s’établit entre les gens des rapports d’amitié – avec moi et entre eux. L’ambiance sur le tournage est vraiment quelque chose de très important pour moi, et ça se reflète dans le film. Il y a des réalisateurs qui cherchent à créer des psychodrames, qui cherchent l’hystérie parce qu’ils trouvent que c’est une bonne énergie pour le film, et qu’ils veulent capter l’hystérie sur la pellicule ou dans la boite numérique, mais moi c’est au contraire une sorte de de calme, d’intériorité que je cherche.
Laurence : Quelle serait pour vous la meilleure métaphore pour décrire un tournage à quelqu’un qui n’y connaîtrait rien ?
Eugène Green : Il y a des gens qui diraient une colonie de fourmis ou une ruche d’abeilles, mais je n’aime pas les métaphores entomologiques. Pour moi ce serait presque une métaphore mystique. En fait ce que j’ai dit à propos de l’Europe ça pourrait servir de métaphore aussi, c’est-à-dire que je trouve que chaque identité européenne est précise et assumée par des gens qui en font partie, tout en étant ouverts aux autres, mais ça forme un tout, ça forme l’Europe.
Corentin : Quelles sont les qualités principales que vous recherchez chez votre premier assistant ?
Eugène Green : C’est complexe puisqu’énormément de choses reposent sur lui, qui sont des choses techniques mais pas seulement. Sur Toutes les nuits le producteur a imposé des premiers assistants qui venaient de la télévision, et qui donc savaient faire un plan de travail, dire qu’on était en retard et qu’il fallait accélérer et cætera, mais qui n’étaient pas du tout dans le film. Après, j’ai pu toujours choisir mon premier assistant. Quand je cherchais quelqu’un avec qui je n’avais jamais travaillé avant, je cherchais à mesurer ses compétences techniques, puisque c’est très important, mais je voulais aussi qu’il y ait une entente humaine, et qu’il soit dans le film. Je demandais aux gens qui postulaient et qui n’avaient pas vu mes films d’en voir au moins deux avant de me rencontrer, ou alors avant le second entretien, et je voyais ce qu’ils en disaient. Pour ceux qui disaient qu’ils avaient l’impression d’être sur la planète Mars, ç’aurait été difficile de travailler avec eux, même s’ils avaient beaucoup de compétences techniques. Mais les assistants réalisateurs avec qui j’ai travaillé comme Anthony Moreau, je ne sais pas si vous le connaissez…
Laurence : Il intervient souvent dans le Master Assistant réalisateur, c’est un habitué.
Eugène Green : Il n’a jamais fait que des films, bien que de façons différentes, très originaux, et réalisés avec peu de moyens, ce qui en général va ensemble. Anthony a fait presque tous les films de Sébastien Betbeder, qui est un ami, c’est une des raisons pour lesquelles je l’ai contacté. J’ai travaillé avec lui sur Atarrabi et Mikelats et si j’arrive à faire le film que je voudrais faire cette année, ce sera de nouveau avec lui. Quand je l’ai vu pour qu’il nous fasse un premier plan de travail pour ce nouveau projet – c’était le producteur qui avait besoin de ça – c’était tellement agréable de le retrouver parce qu’il a fait partie de l’équipe très soudée d’Atarrabi et Mikelats, dans laquelle il y avait vraiment des rapports humains entre les gens.
Trois choses sont donc très importantes pour moi : les qualités techniques, les qualités humaines, mais j’ai besoin aussi que le premier assistant ou la première assistante comprenne mon cinéma et puisse y adhérer.
Laura : C’est vous qui êtes allé chercher Monsieur Anthony Moreau, c’est ça ? C’est vous qui êtes entré en contact avec lui, après avoir vu les films de Betbeder ?
Eugène Green : Oui, je cherchais un assistant. J’avais travaillé avec deux premières assistantes que j’aimais beaucoup mais pour des raisons différentes, ni l’une ni l’autre n’était disponible et moi je travaille toujours dans la mesure du possible avec des gens avec qui j’ai déjà travaillé et à qui je fais confiance. Et donc j’ai d’abord demandé à un autre ami réalisateur, Clément Cogitore, de me suggérer des noms, il m’a donné une liste de noms et il y en avait plusieurs qui me semblaient intéressants et j’ai vu qu’Anthony avait aussi travaillé avec Sébastien, qui est un ami, je le connais depuis longtemps. J’ai trouvé que c’était bon signe donc j’ai contacté Anthony.
Corentin : Pour continuer sur la manière dont vous travaillez, il y a un passage dans La religieuse portugaise où vous mettez en abyme un tournage dans le tournage où il n’y a pas de feuilles de service, est-ce que c’est un peu représentatif de la façon dont vous-même tournez ou pas ?
Laurence : Est-ce que vous faites des tournages bordéliques ?
[Rires]
Eugène Green : Non non, mes tournages ne sont pas du tout bordéliques et l’assistant par exemple que j’ai eu au Portugal, c’est quelqu’un de très bien, de très méthodique ; si j’ai un projet au Portugal pour 2024, ce sera avec lui. Le sens de l’ordre est aussi quelque chose que j’essaie de cerner quand je cherche un premier assistant avec qui je n’ai jamais travaillé.
Comme je vois le découpage et que je le mets dans le scénario, ça nous permet de travailler très rapidement parce qu’on sait chaque jour combien de plans on va tourner, dans quels axes et cætera, et ça exige aussi que le premier assistant puisse profiter de cette méthode de travail pour pouvoir mettre sur cinq semaines un tournage qui normalement aurait besoin de sept semaines. Tous mes derniers tournages, on a dû les faire en cinq semaines alors que ce sont des films de deux heures, parfois qui dépassent les deux heures. Normalement sept semaines, ce ne serait pas de trop, mais avec les budgets dont on dispose… Les budgets sont de plus en plus petits au lieu de s’agrandir. Donc du coup, il faut que le premier assistant puisse utiliser ce temps
Par exemple, il y a beaucoup de champs/contre-champs avec des valeurs différentes et même si c’est dur pour les comédiens on fait à la suite, pour gagner du temps, tous les champs dans le même axe et dans la même valeur.

La religieuse portugaise, Eugène Green, 2009
LES ACTEURS
Corentin : Pour parler un peu plus de ces champs/contre-champs directement face caméra qui sont des signes assez particuliers de votre mise en scène, je me demandais précisément comment vous faisiez pour travailler avec les acteurs autour de ces plans-là ? Parce que j’imagine que c’est assez particulier de regarder non pas un autre comédien à qui on donne la réplique mais une caméra.
Eugène Green : Oui, pour les acteurs ça peut être déstabilisant, mais seulement pendant très peu de temps, car ils s’y habituent. Ce qu’on fait, c’est que l’acteur qui n’est pas devant la caméra se cache derrière pour que l’acteur qu’on filme ne soit pas tenté de le regarder, et qu’il parle à la caméra. Mais ils arrivent à maintenir le jeu et à maintenir une tension, en jouant avec beaucoup d’intensité.
C’est plus déstabilisant quand les acteurs sont plus âgés. D’ailleurs, j’ai beaucoup de mal à convaincre des acteurs à partir d’un certain âge de travailler avec moi, et je n’arrive que rarement à les faire jouer exactement comme les jeunes.
Dans le scénario de La Sapienza, au début la différence d’âge entre les deux membres du couple était plus importante : la femme devait avoir quarante ans, ce qui est à peu près de l’âge de Christelle Prot dans le film, mais son mari devait avoir soixante ans. Il devait donc y avoir un grand décalage. J’ai fait le tour des acteurs entre cinquante-cinq et même soixante-dix ans, et aucun ne voulait jouer dans le film. Soit dès la lecture du scénario, soit parfois, tout en aimant le scénario, dès qu’ils voyaient un de mes films, ils ne voulaient plus.
Pour les acteurs qui sont jeunes, qui sont plus ouverts, c’est plus facile, ça leur fait plaisir même d’essayer de faire quelque chose qui n’est pas dans leurs habitudes. Dans Le mur des morts Saia Hiriart, qui avait joué dans Atarrabi et Mikelats, était comme un poisson dans l’eau. Édouard Sulpice, que j’avais vu dans A l’abordage, un film que j’ai beaucoup aimé, est un acteur très cultivé, très gentil, donc il voulait absolument faire le film, et il a vu plusieurs de mes films. Mais il avait un peu plus de mal, parce qu’au conservatoire on leur donne tous les tics qu’il faut pour dire un texte. Le plus embêtant pour moi, c’est qu’on leur apprend à rester toujours suspendu en l’air. Le principe du jeu soixante-huitard, ce n’est même pas soixante-huitard, mais du jeu néo-stanislavskien, c’est que l’acteur n’est pas censé jouer, donc dire un texte qui préexiste au moment du tournage : alors il doit toujours être en train de chercher ce qu’il va dire à la suite. Quand on parle naturellement, dès qu’il y a une ponctuation, il y a une intonation précise : s’il y a une virgule c’est comme ça [il fait un geste qui mime la pause de la virgule] et un point c’est comme ça [un autre geste qui mime la descente du point]. Mais les acteurs apprennent qu’il faut au contraire rester suspendu. Édouard avait du mal à se débarrasser de ça, mais en général, il y arrive. Il donne beaucoup, et je suis très content de lui.
Marine : Pour continuer sur le travail que vous faites avec les acteurs, c’est un travail un peu particulier que vous leur demandez, qu’ils n’ont pas l’habitude de faire, est-ce que du coup vous passez par beaucoup de répétitions avant le tournage ou même pendant le tournage avant les prises ?
Eugène Green : Comme je cherche avant tout l’intériorité, je ne veux pas que ce soit trop lisse, trop répété. Avant le tournage on fait une lecture complète du scénario, parfois on le lit même deux fois de suite, et tout ce que je leur dis c’est : « Parlez comme si vous parliez à vous-même, pour ne pas faire d’effet de rhétorique, pour ne pas commencer à faire du théâtre ou un jeu psychologique ». Puis avant chaque plan, on répète une fois, et si ça me semble bien, on commence déjà à tourner. Si ce n’est pas bien, alors j’essaie de les aider surtout pour les mettre à l’aise – puisque souvent c’est ça le problème, ils sont trop tendus – pour qu’ils trouvent une énergie en disant le texte ou en faisant les gestes. Une fois que j’ai l’impression que ça peut aller, on commence à tourner. Pour des raisons d’économie, dès que j’ai deux prises que je considère comme bonnes, on arrête. Parfois, même très souvent, c’est la première prise qui est la meilleure, parce qu’il y a quelque chose qui sort qui dépasse l’acteur. Parfois, ils ont du mal et on m’a dit (on a fait des calculs parce qu’il faut calculer pour la pellicule) qu’en moyenne je fais quatre prises par plan, mais il y a des plans où je ne fais que deux prises, si les deux premières prises sont bonnes. De temps en temps je dois faire dix prises, mais c’est assez rare.
Laurence : Il y a aussi une autre directive de jeu qui est de faire toutes les liaisons ?
Eugène Green : C’est parce que ça les aide justement à se débarrasser de la psychologie du jeu, car dans ce cas ils parlent dans leur langue maternelle, mais ce n’est pas leur langue de tous les jours, ce qui limite le danger de faire une tentative stanislavskienne ou barbare, en essayant de penser à leur grand-mère ou à ce qu’ils ont mangé au petit-déjeuner. Comme je l’ai expliqué pas mal de fois, sur Toutes les nuits ce n’était pas un principe au début, j’avais simplement demandé aux comédiens de faire certaines liaisons puisque ça me semblait bien, c’étaient des liaisons pas si rares que ça. Puis ils ont commencé à faire d’autres liaisons et j’ai trouvé ça bien, et cela est devenu une des techniques de jeu.
Laurence : Est-ce que vous avez des acteurs de cinéma qui sont complètement différents des acteurs avec lesquels vous avez travaillé au théâtre ?
Eugène Green : Dans Toutes les nuits, il y avait un mélange des deux, mais j’ai travaillé avec tous de la même façon. Je connaissais déjà Christelle Prot, qui n’avais fait que du théâtre. Je l’ai trouvée intéressante comme personne : c’est une belle fille mais qui avait surtout une intériorité qui m’intéressait. Elle avait quand même fait deux stages de théâtre avec moi, et nous avions fait ensemble une version texte en main de Bérénice de Racine. Pour Adrien Michaux, j’ai commencé à rechercher les comédiens dès 1997, quand j’ai eu l’avance sur recettes, et j’ai vu Adrien dans un spectacle de théâtre. Je l’ai rencontré, je l’ai trouvé intéressant donc j’ai décidé de lui proposer ce rôle. Comme il y a eu une attente de deux ans avant de tourner, je lui ai donné un rôle dans un spectacle de théâtre, Mithridate de Racine, où il a joué le rôle de Xipharès. Je l’avais choisi pour le cinéma et finalement j’ai fini par faire avec lui d’abord du théâtre. J’avais vu Alexis Loret dans un film de Téchiné, Alice et Martin, avec Juliette Binoche, et j’ai trouvé qu’il correspondait bien au rôle d’Henri. Lui n’a jamais fait de théâtre. Au début, il n’avait pas tout à fait le même rapport au texte que les deux qui étaient habitués au théâtre, mais rapidement ces différences se sont effacées.
Corentin : Est-ce que dans votre façon de travailler individuellement avec chaque comédien, vous vous adaptez à chacun, à sa façon d’aborder le jeu, ou est-ce que finalement vous leur demandez à tous de suivre la même méthode, et que c’est comme ça que vous trouvez l’unité de ton de vos films ?
Eugène Green : Je pense que je leur demande à tous de suivre la même méthode, mais selon ma relation avec eux, plus ou moins développée, il peut y avoir une sorte de direction psychologique, pas au sens d’un jeu psychologique, mais disons plutôt une direction humaine, c’est mieux comme terme. En général, je développe avec les acteurs des relations d’amitié et donc pour ceux qui ont travaillé avec moi il y a déjà quelque chose qui joue immédiatement. Pour ceux avec qui je n’ai jamais travaillé, c’est différent. Par exemple dans Le mur des morts, Saia c’est celui que je connaissais le mieux et j’avais un peu connu Édouard aussi, tandis que les trois autres, c’était vraiment un rapport professionnel au début et j’ai dû faire des choses pour les mettre à l’aise. J’ai été un peu inquiet pour le petit garçon, Alex, parce qu’il n’avait que dix ans, mais en fait il était d’un professionnalisme, et surtout a manifesté une compréhension, extraordinaires. Il comprenait aussi bien ce que je voulais de lui comme acteur que le personnage dans sa situation. Néanmoins j’ai cherché à le mettre à l’aise et à lui manifester mon contentement de son travail. De même pour Françoise et Lola, avec qui je n’avais jamais travaillé avant. Selon le cas c’était différent dans le rapport humain, mais pour le travail, non, je demande toujours la même chose.


Toutes les nuits, Eugène Green, 2001
THÉÂTRE ET CINÉMA
Laurence : Comme vous avez eu une compagnie de théâtre, est-ce que c’est très différent pour vous les relations dans une compagnie de théâtre et les relations sur un plateau, et les relations avec l’assistant mise en scène de théâtre et avec l’assistant réalisateur ?
Eugène Green : Les rapports avec les acteurs sont plus ou moins les mêmes. Disons que dans une compagnie de théâtre il y a peut-être une égalité absolue, tandis que sur un tournage il y a certains acteurs qui sont un peu plus distants, pas forcément par rapport à moi, mais par rapport aux autres acteurs, par rapport aux techniciens, mais pas énormément, en tous cas pas sur mes tournages. Une autre différence, c’est, comme mon théâtre était très pauvre, on n’avait pas vraiment d’équipe technique ; enfin, elle était composée surtout des gens que je connaissais : comme mes spectacles étaient toujours éclairés à la bougie, par exemple, on avait une équipe bougie qui travaillait dans l’après-midi pour préparer les bougies, puisqu’on en avait plusieurs centaines à mettre en place…
Mon assistant au théâtre, c’était toujours un des comédiens, qui jouait aussi. Quand j’étais là, il avait surtout son travail de comédien, et certaines tâches techniques, mais si j’étais malade ou qu’il y avait un problème, et qu’il fallait diriger une répétition sans moi, il devenait vraiment assistant. Mais ce n’est pas du tout pareil au premier assistant sur un tournage, qui est vraiment un poste d’une très grande responsabilité. Il y a aussi un rôle humain à jouer qui est de réduire les tensions – je ne veux pas qu’il y ait des tensions, mais dans certains cas le premier assistant prend sur lui certaines tensions pour les évacuer. En général, entre moi et le directeur de la photo de tous mes films ça se passe très bien parce que je travaille toujours avec le même, Raphael O’Byrne, que je connais très bien, et qui est très compétent.
Laura : Vous parlez des bougies au théâtre et du coup on fait forcément le parallèle avec le nombre important de bougies dans vos films et toute la symbolique qu’elles portent et du coup est-ce que dans cette symbolique il y a aussi celle du théâtre, de vos expériences passées en théâtre ?
Eugène Green : Non, c’est simplement que pour moi la lumière de la flamme, c’est une lumière qu’on ne peut pas reproduire avec de la lumière électrique. C’était toujours un grand combat quand je faisais du théâtre. Ça dépendait d’où mais il y avait des directeurs de théâtre qui avaient interdit l’éclairage à la bougie par sécurité. En réalité ce n’est pas interdit, il y a juste des règles à respecter. La lumière de la flamme, d’une part a une qualité propre en tant que lumière, et puis dans ce qu’elle éclaire elle fait ressortir une énergie qu’on ne peut pas obtenir avec la lumière électrique.
Dans la mesure du possible, j’aime la lumière naturelle : soit la lumière du jour, soit les bougies, parce que pour moi le feu, c’est une forme de lumière naturelle. Mais disons que dans certains cas où ce ne serait pas réaliste, où ce serait bizarre d’avoir une lumière de bougie en intérieur et où il n’y a pas assez de lumière de jour qui rentre, dans ce cas on éclaire avec des projecteurs. Raphael fait des lumières très belles mais ce n’est pas la même chose, on n’a pas la même qualité de lumière, et cette énergie que je recherche. Aussi, il n’y a que la pellicule qui puisse la capter. C’est pour ça que je continue à tourner en pellicule même si maintenant, comme on n’a pas assez d’argent pour faire un montage négatif, dès que le tournage est terminé, on est obligé de scanner la pellicule. Ensuite tout se fait en numérique, mais je tiens beaucoup à cette première captation de l’énergie sur la pellicule.
Du point de vue de la lumière, Atarrabi et Mikelats est le film où j’ai été le plus content, parce qu’il n’y a quasiment aucune lumière artificielle, il y a une ou deux séquences qui sont éclairées avec des projecteurs, sinon beaucoup étaient en extérieur, et le reste c’est avec des bougies ; même en extérieur on éclairait avec des torches. J’ai un projet pour cette année, dont je ne sais pas s’il pourra se faire, c’est un film qui se passe en 1970 entre le Pays basque et Paris et qui est inspiré très librement de La Mouette de Tchekhov. Si vous connaissez cette pièce, il y a une représentation théâtrale dans le parc d’un château sur un théâtre en plein air et moi je voyais ça absolument éclairé à la bougie. Mais quand Raphael a lu le scénario, il a dit que c’était impossible parce qu’on voit à la fois la scène et la salle et qu’en extérieur, avec le vent, les bougies c’est compliqué. Donc j’ai décidé que ce serait dans l’orangerie du château ou dans une grange, dans un intérieur éclairé à la bougie. Dans Atarrabi et Mikelats les scènes en extérieur de nuit c’était toujours avec seulement un personnage rapproché donc on utilisait vraiment le feu ou des torches, et du coup il n’y a quasiment pas de lumière artificielle.

Atarrabi et Mikelats, Eugène Green, 2020
LA LANGUE BASQUE
Marine : A propos du Pays basque dans votre filmographie nous avons pu remarquer que vous vous intéressiez beaucoup à la langue basque. Nous voulions savoir comment vous en étiez arrivé là ? Est-ce que vous vous êtes d’abord intéressé à la langue et c’est cela qui vous a donné l’envie de faire votre documentaire Faire la parole ou est-ce que c’est l’inverse ? Aviez-vous déjà l’idée de faire Atarrabi et Mikelats à ce moment-là ?
Eugène Green : En fait, le Pays basque, je l’ai découvert assez tardivement mais par le cinéma. Lors du tournage du Monde vivant on a tourné dans les Pyrénées Atlantiques, un peu en Béarn et beaucoup au Pays basque autour de Mauléon (le château de l’ogre c’est le château fort de Mauléon). Ça m’a vraiment impressionné. Cette langue, je savais qu’elle existait mais je n’avais jamais vraiment eu de contact avec elle, tandis que là on la voyait écrite partout, et on entendait aussi assez souvent des gens qui parlaient en basque ; il y a aussi le pays, les paysages, quelque chose de très fort. Donc j’ai commencé à m’intéresser au pays, à la langue, et à la culture basques. J’ai fait une tentative d’apprendre le basque, j’ai appris les structures grammaticales et le vocabulaire de base, mais pour apprendre cette langue à l’âge adulte il faut consacrer au moins un an à ne faire que ça et je n’en avais pas la possibilité. Or je me suis beaucoup documenté sur la culture et cætera et j’ai décidé de faire le documentaire Faire la parole. Je m’étais intéressé à la mythologie basque, qui est vraiment très intéressante, et une fois pendant le tournage j’ai raconté l’histoire du mythe d’Atarrabi et Mikelats aux jeunes Basques que je filmais. Ils savaient les noms des deux frères, mais ils ne connaissaient pas vraiment l’histoire et c’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée d’en faire un film de fiction.
Les autres films que j’ai faits en langue non française sont en des langues que je peux parler (l’italien et le portugais). Je peux aussi parler le catalan mais pas le basque. Pendant le tournage, j’arrivais à former des phrases mais je pense qu’il y a quelque chose comme vingt-quatre cas dans la déclinaison et même le système verbal est très compliqué. Or en apprenant simplement les structures de la langue on apprend beaucoup à propos de l’humanité. C’est une langue qui remonte presque à l’origine du langage et il y a des choses qui représentent une forme de pensée très différente de celle que nous avons par les structures des langues indo-européennes. Ça montre comment pensaient les hommes et les femmes, comment pensait l’humanité, à ses origines.
Corentin : Donc est-ce que vous aviez un interprète sur le plateau ?
Eugène Green : Tourner en basque, c’est différent de tourner dans les autres langues, surtout pour un documentaire. En plus dans les fictions La Sapienza et La Religieuse portugaise, le film était basé sur un scénario que j’avais écrit en français. Du coup, c’était mon scénario, c’étaient mes dialogues et je comprenais tout ce que disaient les acteurs. Mais pour Faire la parole c’était différent, et le basque est une langue que je ne maitrise pas. Pour le documentaire, au début, je voulais choisir deux jeunes de Iparralde, ça veut dire le côté nord, et deux de Hegoalde, c’est le côté sud (ce sont les noms que les Basques utilisent, ils ne disent jamais le Pays basque français ou espagnol). Mais j’avais du mal à en trouver en Hegoalde, et j’en ai trouvé trois qui m’intéressaient côté nord. Ça m’a facilité la tâche puisque les trois du côté nord étaient bilingues en français, donc pour communiquer avec eux c’était comme avec vous. Et c’est pareil pour Atarrabi et Mikelats. Les trois acteurs principaux étaient aussi francophones. Celui qui joue le père supérieur est du côté sud, et il communiquait avec moi en castillan. C’est une langue que je peux comprendre à travers les autres langues romanes, mais je ne peux pas le parler. Je répondais donc en français et il me comprenait. Pour Faire la parole c’était différent. Avant chaque séquence on discutait du sujet : il n’y avait pas de texte écrit, et c’était quand même improvisé, mais il y avait un thème pour chaque séquence et donc je savais à peu près autour de quoi ils allaient tourner. Et ensuite effectivement j’avais mon assistante qui était bascophone et francophone et qui avait fait toutes ses études, jusqu’au bac, en basque : elle écoutait et puis elle me traduisait après. Pour le montage, la monteuse était aussi bascophone donc ça m’a aidé. Mais quand même avant le montage on a fait sous-titrer – avec une traduction pas très affinée – tous les « roseaux » (j’utilise ce mot pour désigner les prises de vues en vrac parce que c’est le sens du mot anglais qu’on emploie), et du coup la langue ne me posait pas vraiment de problèmes. Une fois qu’on a fait un premier montage on a fait sous-titrer avec un sous-titrage plus affiné.
Pour Atarrabi et Mikelats, là, c’était plus compliqué parce qu’il y avait un problème de diction. Le basque, comme toute langue sous sa forme naturelle, est divisé en dialectes. La plupart des dialectes se comprennent entre eux, même si, entre les dialectes les plus éloignés, la compréhension est moins bonne. Mais dans les années 60, on a créé ce qu’on appelle le « basque unifié ». C’est basé sur un des dialectes centraux qui est compréhensible à tout le monde et c’est très codé. La prononciation est établie et c’est ça qui est utilisé maintenant dans les écoles, par les écrivains et dans les journaux bascophones. Donc la traduction du scénario a été faite en euskara batua, ça veut dire basque unifié, mais les gens ont l’habitude quand ils parlent de garder leur accent qui transforme dans certains cas des phonèmes. Donc mon assistante devait aussi les harceler pour qu’ils respectent la prononciation du basque unifié. Moi je les écoutais, je pouvais sentir leur jeu, s’ils commençaient à jouer d’une manière psychologique ou non, et je devais donc essayer de les contrôler pour le jeu, puis elle les contrôlait aussi pour la prononciation. Et en même temps, il fallait que je fasse attention pour ne pas les déboussoler par trop de corrections. Parfois, je devais contrôler mon assistante parce qu’elle y allait un peu au fouet.
Laurence : Dans vos films souvent vous jouez un petit rôle, souvent un barman, un réceptionniste. Je voulais savoir comment vous choisissiez vos apparitions dans vos films en règle générale et dans Atarrabi et Mikelats pourquoi le sanglier ?
Eugène Green : C’est un peu comme dans les tableaux du XVIème siècle et du XVIIème siècle où le peintre se représentait comme un petit personnage : c’est un genre de signature. Comme moi idéalement je vois l’artiste comme quelqu’un qui sert quelque chose, du coup j’aime jouer des rôles de serveur. Dans Le pont des arts je joue un serveur aussi. Dans Atarrabi et Mikelats il n’y avait pas de rôle de serveur, et comme j’aime bien les sangliers, j’ai décidé de jouer le sanglier. Dans La Religieuse portugaise, en fait ce n’était pas prévu au début que je joue ce rôle, ça devait être Denis Podalydès mais il était en conflit avec l’administratrice de la Comédie Française, qui lui a imposé des répétitions qui n’étaient pas prévues. Déjà c’était très compliqué, il fallait pour neuf jours de tournage le faire venir à Lisbonne deux fois, et là c’est devenu impossible. Puis, dans le film tous les autres rôles sont joués par les vrais membres de l’équipe, donc le chef opérateur c’est vraiment Raphael, on a tourné ça avec deux caméras, une vraie et une fausse, l’assistant c’était mon vrai assistant, l’ingénieur du son était un fou dont on a filmé la folie. Donc je suis devenu le réalisateur du film dans le film. Pour le film que je veux faire cette année, si jamais il se fait, j’ai déjà choisi mon rôle. C’est une séquence avec un éditeur. L’édition c’est un milieu que je n’aime vraiment pas et actuellement je n’arrive même plus à me faire éditer, mais là c’est un éditeur sympathique qui dit beaucoup de mal du personnage de l’écrivain. Si vous connaissez la pièce La Mouette, il y a un écrivain qui n’est vraiment pas un personnage très sympathique, et moi je l’ai rendu encore plus antipathique en lui donnant le modèle d’un écrivain qui était à la mode dans les années 1970. Du coup je vais m’amuser.

La religieuse portugaise, Eugène Green, 2009
LANGUES ET CULTURES
Corentin : Vous êtes féru de langues européennes. Mais dans Le Pont des arts il y a une représentation de théâtre Nô, et je me suis demandé si vous vous intéressez aussi aux langues asiatiques ?
Eugène Green : En tout cas, avec le cinéma ou le théâtre ancien de l’Extrême-Orient j’ai toujours senti une affinité. Par exemple, pour moi la culture japonaise et la culture chinoise sont moins exotiques que la culture russe. Il y a certains écrivains russes que j’aime beaucoup mais c’étaient des « Russes européens », qui étaient devenus européens, mais avec le cinéma russe par exemple j’ai beaucoup de mal. Je suis censé aimer Tarkovski, je l’estime, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas ne pas estimer, mais son cinéma je le sens comme quelque chose de très étranger, tandis que Ozu ou Mizoguchi ou certains réalisateurs plus récents comme Hou Hsiao-hsien ou Edward Yang ça me touche directement, je n’ai pas l’impression qu’il y a une grande distance.
En ce qui concerne le Nô, quand je faisais du théâtre, mon grand combat c’était de retrouver la théâtralité, parce que pour moi le théâtre tel que je le conçois n’existe plus. Le théâtre bien sûr change à chaque époque mais entre la Grèce antique et l’époque symboliste disons, l’élément commun c’était l’idée que la vérité est exprimée dans le théâtre à travers ce qui est faux, à travers une série de conventions qui sont acceptées à la fois par les acteurs et par le public, et que c’est à travers le faux, la feinte, qu’on exprime la vérité. Puis au début du XXème siècle, avec Stanislavski, on a introduit l’idée qu’il faut faire disparaitre l’existence de la représentation, que l’acteur doit vivre ce qu’il joue, et que le spectateur doit oublier qu’il est en train de regarder un spectacle de théâtre, ce qui est absurde parce qu’un théâtre ce sont toujours quelques mètres carrés de planches dans une salle où les spectateurs voient qu’ils sont dans une salle. Jusqu’au début du XXème siècle on gardait les lumières allumées dans la salle, donc le public était toujours visible au public. La première chose qui m’avait attiré dans le théâtre baroque, c’est que c’était un théâtre vraiment théâtral. J’y voyais le moyen à la fois de faire fonctionner ces pièces que j’aimais beaucoup mais dont je trouvais qu’elles ne fonctionnaient pas telles qu’elles sont jouées maintenant, et d’habituer le public à la théâtralité, ce qui permettrait aussi d’écrire de nouvelles pièces fondées sur une esthétique complétement théâtrale. Le Nô c’est une des formes les plus anciennes qu’on peut voir encore, et qui est fondée uniquement sur des conventions, avec un élément rituel, ce qui est aussi très important pour moi. Donc c’est moi qui ai choisi ce spectacle de Nô dans Le pont des arts, ce n’est pas un hasard, ce n’était pas imposé.
Je voulais filmer le spectacle directement, mais il n’y a que cinq grandes troupes de Nô au Japon et en plus c’était un Nô d’automne, puisque les Nô ont des saisons. Donc il aurait fallu que je puisse aller au moins avec Raphael et un assistant au Japon pendant l’automne et il aurait fallu qu’une des troupes joue cette pièce, parce qu’ils ne la jouent pas chaque année, et de toute façon on n’avait pas les moyens matériels de payer ce tournage au Japon. Donc, j’ai décidé d’inverser nos regards. L’enregistrement c’est un enregistrement authentique qui est tiré de cette pièce mais j’ai résumé la pièce par les sous-titres, et je montre les spectateurs. Comme j’avais l’impression à l’époque que j’avais trouvé une petite place dans le cinéma, tandis que dans le théâtre j’avais toujours été vraiment marginal, j’ai invité des réalisateurs que je connaissais. Il y en avait beaucoup d’autres que j’ai invités mais qui ne pouvaient pas venir ce jour-là, mais c’était en quelque sorte un regard du vrai cinéma sur le vrai théâtre.
Laurence : Donc les réalisateurs qui sont là sont ceux que vous considériez comme « des vrais cinéastes » ?
Eugène Green : Ils étaient tous jeunes à l’époque, et je trouvais que ce qu’ils faisaient était intéressant ; je ressentais aussi une certaine sympathie avec eux. Dans certains cas ça s’est maintenu, dans d’autres cas moins.
Baptiste : Vous utilisez un français qui est très précis, qui exclut notamment les anglicismes, qui est selon vous une manière de lutter contre l’appauvrissement de la langue, qu’est-ce que cela implique dans la communication avec les équipes sur le plateau ?
Eugène Green : D’une manière générale même en dehors du cinéma, je refuse les anglicismes. Ça fait partie d’une résistance générale qui est très importante. Je suis arrivé en Europe en 1968, et l’Europe existait encore : c’était quelque chose de réel, où chaque pays avait sa culture propre et sa langue. Puis j’ai vu une colonisation de la mentalité des Européens par les Barbares, et c’est très traitre puisqu’il n’y a pas de tanks, il n’y a pas de chars dans les rues, il n’y a pas de soldats, ce n’est pas comme en Ukraine, mais ça passe par la télévision, par ce que les Barbares appellent leurs films – mais qui n’en sont pas – les « bougeants » barbares, et maintenant ça passe par internet et par les réseaux sociaux. Il y a une transformation de la mentalité des Européens sans qu’ils s’en rendent compte, de génération en génération c’est de pire en pire, et donc moi je résiste comme je peux. Cette colonisation passe beaucoup par la langue, par des termes qui dans la plupart des cas sont absurdes (là je ne parle pas du cinéma, je parle en général). Ce sont des termes qui soit n’existent pas en anglais, soit qui existent mais qui ont un sens différent de celui qu’on leur donne en franglais. D’autre part, ça veut dire que, comme je le disais pour la langue basque, on impose une autre façon de voir le monde, puisque chaque langue est en fait une vision du monde. En changeant la langue française ou l’italien (en Italie c’est encore pire qu’en France, en Allemagne c’est pareil, ça suit dans tous les pays) on perd en fait la langue qui a structuré la vision du monde qui est à la base de sa propre culture. Donc c’est quelque chose de très grave, et je cherche simplement quand je parle français à toujours parler français. Si je veux que les gens comprennent à quel point ces termes sont ridicules je les traduis littéralement, donc par exemple quand dans un festival on est invité à un verre ils appellent ça par un terme barbare, et moi j’appelle ça une « queue de coq ». Ça fait une image, on ne sait pas à quoi ça correspond, mais en tout cas on voit que ce n’est pas la même chose. Les Français ont l’impression d’utiliser un mot qui a un sens précis, mais si on le traduit on se rend compte que c’est un terme qui n’a aucun rapport direct avec la chose qui est désignée. Sur les tournages je n’impose pas, simplement moi je n’utilise pas ces termes en anglais ou en pseudo-anglais. Sur Le fils de Joseph, il y a des gens de l’équipe qui ont proposé de faire payer une amande d’un euro à chaque fois qu’on utilisait un terme barbare, moi j’ai laissé faire, c’est tout. Donc par exemple pour les prises de vue en vrac ils appellent ça des roches, pour moi les roches c’est une substance minérale qui se trouve dans la nature et par contre en anglais ça veut dire des roseaux. Je pense que l’image d’origine, c’est quand des bouts de pellicule étaient éparpillés dans la salle de montage, c’étaient comme des roseaux sur le sol d’une cabane… Rushes c’est ce que ça veut dire en patois saxo-normand, ça veut dire des roseaux, donc moi j’appelle ça des roseaux. En plus, ça trouve presque une confirmation mystique dans le fait que le plus grand festival de cinéma c’est à Cannes, et Cannae c’est la ville des roseaux.
Laurence : Quelle maitrise avez-vous des termes utilisés dans les génériques ? Parce que j’ai vu par exemple qu’Alexandre Nazarian était crédité comme recruteur de comédiens et non comme directeur de casting et en revanche dans la partie post-production il y a le terme mastering ou le terme recorder.
Eugène Green : Disons que la partie du générique qui passe devant moi je la corrige. C’est marrant parce que la « cheffe » au féminin avec deux « f » c’est un terme que j’ai commencé à utiliser il y a trente ans et cela est entré dans les mœurs assez récemment. Avant il y avait des génériques où, pour une costumière ou une maquilleuse on mettait chef costumière et moi je mettais toujours cheffe. Je pense que les termes dont vous parlez c’est le laboratoire, s’il y a un bloc qui est mis par le laboratoire je n’ose pas intervenir mais sur la partie du générique que moi je corrige, je le fais toujours systématiquement. Par exemple pour la personne qui fait ce qu’on appelle en anglais the continuity, moi j’ai toujours appelé ça la continuité, parce qu’appeler une personne par un mot qui désigne un scénario ou de l’écriture cursive, je ne vois pas ce que ça veut dire. D’abord ce n’est pas très respectueux, et je ne vois pas le rapport entre ça et son travail. Il s’est posé un problème de sémantique pour Atarrabi et Mikelats et Le mur des morts parce que le premier garçon qui a fait « continuité » à la FEMIS – je l’ai rencontré quand j’ai fait une fois une intervention à la FEMIS et c’est quelqu’un de très bien – donc pour lui je dis « le continuité » parce que là c’est la personne, mais c’est toujours en parlant de la continuité comme poste.
Laurence : Et du coup sur le sous-titrage en français de vos films qui ne sont pas tournés en français est-ce que vous intervenez ?
Eugène Green : Oui, ce que j’essaie de faire au maximum c’est de garder mon texte d’origine, puisque dans tous les films qui sont dans une autre langue le dialogue a été établi à partir de mon scénario qui était écrit en français. Quand on fait le sous-titrage français avec la monteuse, on met en place un sous-titrage à partir des dialogues originaux. Ensuite c’est le laboratoire qui met en place les sous-titres et il y a un certain nombre de caractères. Si les sous-titres sont trop longs, soit on voit si on peut les mettre sur deux lignes, soit si on dit que c’est trop long pour la lecture je dois raccourcir un tout petit peu. Mais en gros les sous-titrages français c’est le dialogue original.
Laurence : Vu votre amour de la langue française vous n’avez jamais été intéressé par le Québec ?
Eugène Green : Disons qu’à une certaine époque on pouvait faire des découvertes intéressantes dans certains villages où des gens parlaient des formes de français très anciennes. Quand je faisais du théâtre, j’ai essayé de voir s’il y avait quelque chose à faire au Québec. Les Québécois sont très gentils, j’admire beaucoup leur lutte qui a fait que leur langue n’a pas disparu dans les années 60 parce que ça menaçait, mais malheureusement sans qu’ils s’en rendent compte ils sont encore plus influencés par la mentalité barbare que les Européens. Ce sont des Nordaméricains, enfin des Américains du Nord francophones, mais quand même des Américains du Nord.
Corentin : Je me demandais s’il y avait des réalisateurs barbares qui trouvaient grâce à vos yeux, cinéastes ou artistes ?
Eugène Green : Je ne vois pas de « bougeants » donc je ne peux pas en juger, mais les quelques fois où j’ai essayé… Dès qu’il y a des acteurs barbares je n’arrive pas à regarder. Les gens parlent parfois du cinéma indépendant barbare, mais ce qu’on appelle indépendant, c’est un film qui se fait avec quinze millions de dollars au lieu de cent-cinquante millions : ça me choque toujours. Quelques-uns de mes films ont été distribués commercialement en Barbarie et quand je rencontrais les gens qui s’occupaient en principe du cinéma d’auteur ou qui sont censés être cinéphiles et critiques, leur façon de voir le cinéma c’est une façon tellement différente, tellement matérialiste… c’est vraiment un autre monde, une autre mentalité. Quand j’étais jeune, les jeunes Français étaient conscients de ça et maintenant les mentalités ont été colonisées. Je connais encore aujourd’hui des jeunes qui sont conscients de ça, qui sont un peu sur la même longueur d’onde que moi, et c’est mon seul espoir. Actuellement je n’arrive plus à faire financer mes films, mais je ne suis pas seul dans ce cas. Selon un audit fait en 2017, on produit trop de films en France – ce qui est vrai, sur ce point je serais d’accord, mais je ne serais pas d’accord sur les films qu’il faut supprimer. Selon ce rapport, dont l’auteur est actuellement directeur du CNC, il faut cesser de produire des films qui ne sont pas rentables commercialement. Quand on voit les résultats actuels, on voit qu’il y a vraiment une politique qui vise à éliminer le cinéma disons très exigeant. On soutient des projets qui sont vertueux, qui parlent de thèmes de société, qui sont à la mode, mais pour des films qui soit sont radicaux par la forme, soit poursuivent d’autres chemins que la morale courante, il n’y a plus de place.