Cet été-là, si vous arriviez à Marseille par l’autoroute A7, et laissiez votre regard errer au-delà des entrelacs de passerelles périphériques et de hangars, des conteneurs rouillés du port autonome, des centres commerciaux flambant neuf fièrement dressés contre les barres HLM usées, vous pouviez voir là, tout en haut d’une colline, d’immenses lettres blanches soutenues par quelques morceaux de ferrailles claironnant en capitales.

Clin d’œil hollywoodien, Netflix avait commandé l’installation pour promouvoir sa nouvelle série éponyme. Selon les rumeurs (mais faut-elle les croire ?), la chose avait été exécutée dans le respect des traditions marseillaises. Clandestinement, à l’abri des regards, et au mépris de toute règle immobilière sur un sol à la propriété trouble. Le ton était donné. Marseille venait de s’ériger, en contrebande, capitale du cinéma. Et cela tombait bien puisque du 12 au 18 juillet 2016 se tenait la 27ème édition du FID.

Anciennement festival international du documentaire, le FID s’est transformé au fil des ans en un refuge prisé pour les cinémas alternatifs de toute obédience, de la fiction au documentaire, de l’intime à l’enragé, du lyrique au rigoureux. Avec pas moins de sept sélections, dont une officielle et une myriade de parallèles, la programmation est copieuse, stimulante et de bon goût. Preuve en est la présence de Revoir la Martine, réalisé par Pascal Catheland et co-produit par AMPAR dans la section « Histoires de portraits ». Pour accompagner cette œuvre, a été dépêchée sur place une escouade d’étudiants, composée d’Arthur Prolongeau, Baptiste Desroches-Daudel, Rachael Newton et votre serviteur, ainsi que Laurence Moinereau, directrice du master, les absents étant excusés pour cause de stages.

 

Premières rafales

Malgré sa programmation pointue très loin des tapis rouges jonchés de stars et de paillettes, le FID draine la faune typique des festivals de cinéma. On peut d’ailleurs en voir un échantillon dès le premier soir, rassemblé devant l’hôtel de ville. Tous attendent l’hypothétique bus qui nous emmènera à la soirée d’ouverture pour la projection de Corniche Kennedy (Dominique Cabrera), adaptation du roman de Maylis de Kérangal (1). Un organisateur a beau répéter tous les quarts d’heures que le véhicule arrivera dans quinze minutes, la foule commence à désespérer. Pour éviter un ennui fatal, il faut alors se parler, se lier. Badge au cou, tote bag jaune vif offert pour toute accréditation alourdi de son programme d’environ 200 pages bien tassées, une communauté festivalière se forme sous le regard incrédule des passants, où se mêlent le cinéphile, le mondain, la journaliste, la petite vieille abonnée aux événements culturels, les professionnels de l’industrie artistique et le spectateur lambda. Après une heure d’attente, arrive enfin le bus qui nous mènera à notre destination. Deux étages, toit ouvrant, vue sur le Vieux Port, tout cela a un air de vacances en touristes, si bien que même les critiques les plus exigeants se laissent aller à un selfie duckface/soleil couchant de bon aloi.

Une demi-heure plus tard, nous voici au théâtre Silvain, agora en plein air nichée entre une corniche et quelques pins où l’on a semble-t-il semé bien des vents. En premier lieu un mistral tenace qui ne cessera de nous décoiffer tout au long de la semaine, et menace à tout instant de décrocher la toile de l’écran et la jeter sur son public. Et vraisemblablement un vent de colère, au vu des sifflets et insultes qui accueillent chaque officiel qu’il soit de la mairie, du département ou de la région. Pierre Otchakovsky-Laurens, président du festival, a beau multiplier les appels au calme, rien n’y fait.

 

A l’aveugle et en éveil

Le lendemain, les choses sérieuses commencent enfin. Nous pouvons partir à l’aventure, dévorer du film aux quatre coins de Marseille. Les lieux du festival sont dispersés d’un bout à l’autre du Vieux Port, principalement entre le MUCEM, sa voisine la Villa Méditerranée et le cinéma Les Variétés, dernier bastion de l’art et essai de la ville, aux mains du douteux Galeshka Moravioff. Mais quel que soit l’endroit, une fois entrés dans l’obscurité de la salle de cinéma, les spectateurs que nous sommes devront continuer à l’aveugle. On sait que Jean-Pierre Rehm, le délégué général du festival, tient jalousement à l’exclusivité de sa programmation. Chaque œuvre projetée est inédite en France, quand il ne s’agit pas de première mondiale. Entre premiers films et cinéastes underground, le spectateur du FID doit faire de la curiosité une vertu, et s’en trouvera le plus souvent récompensé. Au pire, il pourra toujours se plaindre auprès du réalisateur ou de la réalisatrice, toujours présents pour un débat après la séance. Nous ne pourrons pas nous attarder sur tous les films vus au festival, et puisque la vie est courte et le désir sans fin, sachez juste que la maison vous recommande : Sarah Winchester, opéra fantôme de Bertrand Bonello, La jeune fille sans mains de Sébastien Laudenbach, et Le voleur de Lisbonne de Léo Richard.

Entre deux aventures, on peux aussi fêter des retrouvailles, notamment grâce à une rétrospective consacrée à Hong Sang-Soo, qui quand il n’est pas occupé à maintenir l’économie de la production de soju de la Corée du Sud à lui tout seul, réalise chaque année un film délicat à la recette dont il a le secret. Dans un genre plus sobre mais non moins enivrant, Patricio Guzman était invité par la SCAM (Société civile des auteurs multimédias) à présenter une masterclass autour de son cinéma, composé de films documentaires exigeants, tour à tour politiques et métaphysiques. La rencontre a lieu le 14 juillet, dans la salle de cinéma souterraine du MUCEM. L’homme qui se présente au public ce jour-là est taillé comme un sac de marin, sec et droit, habillé d’un bleu et beige à la coupe raide. Avant de parler, il pince entre ses longues lèvres mauves un air impassible, discrètement attentif. Bien qu’il soit parfaitement bilingue, il prévient l’auditoire qu’il mènera la rencontre en espagnol. Cela pourrait paraître une coquetterie, mais au fur et à mesure de l’heure et demie passée en sa compagnie, on comprend qu’il s’agit en réalité d’un choix moral. De La bataille du Chili (1975) au Bouton de Nacre (2015), Patricio Guzman s’est fait explorateur de son propre pays, le Chili, et de son propre continent, l’Amérique du Sud, et n’oublie jamais d’où il parle. Quand on lui demande s’il voudrait faire un film sur l’histoire des révolutions arabes, il répond qu’il refuserait, qu’il lui semblerait déplacé de déposséder l’événement de ceux qui l’ont vécu. Peut-être est-il le mieux placé pour comprendre la nécessité à s’emparer de l’histoire de son pays, lui qui sentant venir la fin du règne de Salvador Allende a demandé à Chris Marker de lui envoyer en douce des caisses de pellicules et de bandes magnétiques pour filmer dans l’urgence la chute du gouvernement. Le reste de la masterclass est riche d’anecdotes et de clés pour comprendre son éthique de cinéaste, de sa lutte contre la télévision à l’introduction du scénario dans la construction de ses documentaires, jusque dans sa manière d’aborder les entretiens, rappelant que « le travail du documentaire est de chercher un moyen de communiquer profondément. » Malgré la fatigue accumulée après plusieurs jours à sillonner Marseille de long en large, les paroles du cinéaste nous maintiennent en éveil.

 

Re-re-revoir la Martine

Plus tard dans la journée, nous nous mêlons à la petite foule qui patiente sur le parvis du Vidéodrome 2 pour la première diffusion de Revoir la Martine. Nous sommes un peu tendus comme avant chaque rencontre avec le public. Nous sommes toutefois en bonne compagnie. Notre film est présenté en double programme avec un, parfois deux, autre documentaire sur Paul Vecchiali au travail, réalisé par son protégé Laurent Achard pour la série Cinéma de notre temps. La salle est exiguë et possède le charme des ciné-clubs dont la passion excède largement les moyens financiers. Ce qui rend cet espace étrange à mi-chemin entre le vidéo-club, le cinéma art et essai et le bar de quartier d’autant plus inestimable. Après la projection, Pascal, Rachael, Arthur et Laurence se jettent bravement sous le feu des questions pour défendre le film en débat, en compagnie de Gaël Teicher, producteur du film d’Achard. Le débat se passe sans encombre, non sans qu’Arthur et Laurence ne se lancent dans une défense passionnée du master.

 

Hors-champs

Nous nous réveillons le 15 juillet avec une singulière gueule de bois. Pas de celles qui rappellent les joyeuses débauches de la veille. Plutôt de celles qui vous prennent par surprise, laissant un air amer et des yeux hagards. Les attentats de Nice occupent les esprits, la Une des journaux, les fils Twitter… Pourtant pas un mot ne sortira de la bouche des artistes ou des organisateurs, à peine plus entre nous. Le massacre reste hors-champ. A croire qu’il a suffi d’une année 2015 salie d’horreurs pour que nous apprenions tous à cacher poliment notre effroi, à faire avec. Nous savons maintenant jouer la stupéfaction comme des pantins fatigués, nous habituer au goût du plomb, et nous réinstaller dans le confort de l’oubli au milieu des policiers vigipirates. En attendant, le comportement d’Estrosi et toute sa bande nous confirme que nous n’avions peut-être pas tort de le huer le premier soir. Bref, continuons comme si.

 

De l’art et la manière de rencontrer des cinéastes

Pour notre part, il nous fallait poursuivre notre quête. Car nous étions bien décidés à profiter de toutes les opportunités offertes par ce séjour au FID. Et avec tant de cinéastes au mètre carré, l’occasion était trop belle : il nous fallait en chasser quelques uns. Nous avions pris nos précautions, et contacté en amont quelques metteurs et metteuses en scène dont le travail nous parlait. Notamment, Mati Diop, auteure de l’immense Mille Soleils, qui avait raflé le grand prix de la compétition internationale ici-même en 2013, et revenait pour présenter Liberian Boy, co-réalisé avec Manon Lutanie. Ainsi que le duo Nicolas Klotz / Elisabeth Perceval, respectivement réalisateur et scénariste doublement présents cette année, à la fois en compétition internationale pour leur court-métrage Mata Atlantica et leur projet de documentaire. Je sentais que mon visage était en feu.

Le matin du 15 juillet nous pénétrons au FID, accréditions « professionnelles » rayonnantes à notre cou, pour convenir d’un rendez-vous avec Klotz et Perceval. Nous découvrons une étrange compétition parallèle où les films qui y concourent n’existent pas encore. Cinéastes confidentiels, en devenir ou confirmés se succèdent pour présenter leurs projets à un jury et un parterre de producteurs, diffuseurs, et responsable culturels, qui pourrait bien octroyer des coups de pouces décisifs à l’aboutissement de ces œuvres. Si Clément Cogitore, une autre de nos cibles, nous échappe (espérons que ce ne sera que partie remise), nous convenons d’un entretien avec Klotz et Perceval pour le surlendemain. Puis nous filons aussitôt à la séance de Liberian Boy, saisir l’opportunité de confirmer notre rendez-vous avec Mati Diop. Après toutes ces manœuvres, vous pouvez admirer (ou détester, libre à vous après tout) le résultat de ces rencontres ici-même dans une nouvelle série répondant au doux nom de L’art et la manière.

Assez d’auto-promotion, bouclons ce festival. Le 16 juillet nous fêtons le succès de la seconde projection du film de notre Catheland national, apprécié du public présent comme l’a prouvé le très riche débat qui s’en est suivi. On chuchote même ici et là que Caroline Champetier, légende vivante des chefs opérateurs français, à qui l’on doit notamment les lumières d’Holy Motors et Des hommes et des dieux, a profondément aimé le film (2). L’occasion, la nuit venue, de se perdre dans une gargotte marseillaise à la recherche d’une bière, loin du FIDBack, le très chic bar officiel du festival. Le reste de notre FID se déroulera ainsi, entre préparation intense de nos diverses interviews, courses sur le Vieux Port pour vagabonder de séances en séances, et repos nocturne parfois alcoolisé, parfois non. Le dernier jour, nous trahissons le saint sacrement de nos badges professionnels pour aller nous baigner aux îles du Frioul. Arthur en profite pour battre le record de plongée depuis une falaise variant entre 5 mètres de hauteur selon la police et 38 mètres selon les manifestants.

 

Bertrand Bonello, interview fantôme

Cet article ne saurait être complet sans le récit de notre échec le plus flamboyant : Bertrand Bonello. Ce dernier étant annoncé pour l’avant première de Sarah Winchester, opéra fantôme, court-métrage réalisé pour l’Opéra de Paris, nous étions décidés à rencontrer Le Cinéaste. Durant la préparation de notre séjour au FID, nous Lui avions envoyé moultes missives numériques qui pour une sombre histoire d’accord du participe passé qui ne passe pas, nous avaient laissés honteux et surtout sans réponse. Nous étions sur le point de tout abandonner quand soudain, une nuit, au milieu de la foule du FIDBack : Bertrand Bonello mange une salade. Oui, là, sur une table à l’écart, avec la nonchalance des gens qui ne se savent pas observés. Un tel signe ne peut tromper, notre chance va enfin tourner. Pour cela, il suffirait de l’approcher. Panique et tremblements. Seul Arthur, sans peur ni reproche quand il s’agit d’aborder les cinéastes, pourrait nous sauver. Évidemment, c’est ce moment qu’il a choisi pour disparaître. Tandis que le cinéaste festoie, une réunion d’urgence s’improvise pour trouver la stratégie adéquate.

Il faut bien reconnaître qu’elle n’est suivie d’aucun effet immédiat. Au bout d’une bonne heure de tergiversations, l’humble auteur de cet article doit se résoudre à affronter la vérité : toutes ces réflexions stratégiques ne sont qu’une manière de fuir l’instant redouté de la rencontre. Sa décision est prise : il force son courage ; il lutte, centimètre par centimètre, à l’affût de l’instant où le Maître semblera en bonne disposition. Mais il n’est pas seul. Bonello est courtisé de toute part. L’instant ne vient désespérément pas. Il se souvient alors des vieux conseils de ce copain de collège, qui lui, savait y faire avec les filles, pardon les réalisateurs : pour les approcher il suffit de leur offrir un verre. Saisissant une coupe de champagne, il fonce, le coeur sur la main et la bouche en chamade. De plates excuses glissent de ses lèvres.

« Monsieur Bonello, ces mails étaient une erreur. Pour nous faire pardonner, voici… ».

Flatté, le Cinéaste accepte, puis, étonné, questionne. « C’est bizarre, je lis tous mes messages, et je n’ai pas vu le vôtre. Comment diantre est-ce possible ? » (3)

« On vous l’a envoyé à CENSURE@clubinternet.org »,

« Ha mais je ne l’utilise plus depuis 8 ans ».

Tandis que ma dignité pleure au sol en PLS, le monsieur a la bonté de me donner sa nouvelle adresse de courriel. L’erreur maintenant corrigée, je relance aussitôt une nouvelle demande d’entretien. Sans succès. Après une nouvelle journée d’attente, désespérés nous croyons l’affaire close. Le surlendemain, pour notre interview du duo Klotz/Perceval, le Mercure, hôtel des stars du FID, nous a réservé sa terrasse. Nous sommes en pleine remballe du matériel quand, soudain : Bonello en tee-shirt, à demi-éveillé, s’approche à la recherche d’une cigarette matinale. Nous la lui cédons, et abattons nos dernières cartes : la caméra est prête, nous sommes là, vous êtes là, faisons ça aujourd’hui. Hélas, un train le ramène à Paris quelques heures plus tard, impossible de nous accorder ce temps, même si bien sûr il est prêt à le faire plus tard, un jour, avec plaisir… L’échec est total. Dépités, nous quittons l’hôtel à petit pas. La morale de cette histoire, nous la laissons à Fagon, médecin du roi Louis XIV, dans le beau film d’Albert Serra présenté en avant-première à Marseille :

« Messieurs, nous ferons mieux la prochaine fois ».

Gaëtan Bigerelle

 

NOTES :

(1) Ce qui s’apprête à devenir un genre à part entière du cinéma français. Début novembre est sorti Réparer les vivants, réalisé par Katell Quillévéré, et un tournage de son roman Naissance d’un pont serait actuellement en préparation par Julie Gavras. (↑)

(2) Nous attendons avec impatience la confirmation de Gilles Porte, chargé de vérifier la rumeur auprès de l’intéressée.(↑)

(3) La mémoire n’étant pas infaillible ceci est une libre reconstitution de ses propos.(↑)